L’art peut-il (se) fondre dans la nature ?

Essai sur le trait comme limitation dans la théorie de l’art romantique

Après que la puissance de toutes
ces premières impressions se fut
un peu modérée, le phénomène
géologique de cette surprenante
formation crayeuse commença
par ailleurs à faire valoir ses droits
à mon attention.

Carl Gustav Carus, Voyage à l’île de Rügen.

La théorie de l’art romantique m’intéresse dans la mesure où elle énonce une thèse forte à propos du rapport de l’artiste et de la nature. Cette thèse est d’ailleurs si puissante qu’elle continue d’habiter nos discours de façon plus ou moins explicite (en note : sans le savoir nous parlons la langue romantique qui aime à confondre art et vie, art et nature ; la plupart du temps notre connaissance de ce mouvement limitée au cliché de l’exaltation du moi nous empêche de comprendre combien notre conception de la chose artistique est encore déterminée par le romantisme). Les romantiques envisagent ce rapport comme une fusion des deux termes, non sans quelques contradictions comme je le montrerai plus loin. Ils illustrent parfaitement la thèse que j’appellerai « fusionniste », thèse qui prétend que l’art fusionne avec la Nature (ou avec le Réel ; la majuscule signale le caractère intrinsèquement idéaliste voire mystique de cette thèse). À cette thèse, on peut opposer la thèse de la coupure esthétique soutenue par Jacques Rancière dans son livre « Le spectateur émancipé ». Il n’y a pas de continuum entre l’art et le réel, dit en substance le philosophe, car le réel n’existe pas en soi. L’art ne se détermine pas en relation à un réel considéré comme son dehors. Cette thèse suppose tout autre chose : il y a des « configurations de ce qui est donné comme notre réel, comme l’objet de nos perceptions, de nos pensées et de nos interventions ». Le rapport art vs réel est un rapport distancié, médiatisé, procédural, matériel. L’art forge essentiellement « des formes d’un sens commun polémique ». Rancière parle de formes dissensuelles qui brisent le consensus de ce qui est donné comme réel. L’art agit sur les configurations du dicible, du visible et du faisable. C’est selon lui la spécificité du régime esthétique de l’art.

Ce qui est en jeu dans la confrontation entre les deux thèses ne se résume pas à l’opposition de deux conceptions du monde, de l’art et de la nature. Les deux thèses induisent aussi des conduites esthétiques différentes, de plus chacune offre une place différente au spectateur, au regardeur comme disait Duchamp. Chaque thèse induit un type de relation différente à l’œuvre d’art. La thèse fusionniste subordonne la relation à une révélation de type extatique, ineffable, la thèse sécessionniste induit une relation émancipée du spectateur avec l’œuvre qu’il regarde. Les deux thèses proposent cependant une reprise et un prolongement éventuels par le lecteur, le spectateur, le regardeur.

1.Le trait comme limitation du domaine de l’art.

Bien que les deux thèses semblent s’exclure mutuellement, du moins a priori, je vais tenter de montrer en m’appuyant sur l’exemple de Carl Gustav Carus que, par le biais de la notion de trait que l’artiste romantique théorise, il est possible de dépasser et la thèse de la rupture et la thèse de la continuité. Ce dépassement n’est possible que dans la mesure où les outils théoriques de l’une s’appliquent à l’autre thèse. Lire la thèse de Rancière à partir de la thèse romantique et inversement, que l’une réfléchisse l’autre, qu’elles s’éclairent mutuellement et se relancent chacune. C’est d’abord les configurations du sensible selon le romantisme allemand que nous allons tenter de mettre à jour notamment par la lecture et le commentaire des textes sur l’esthétique et des fragments du journal intime de Carl Gustav Carus.

Lorsque Carl Gustav Carus, le peintre romantique ami de Caspar David Friedrich, fut confronté au paysage sublime et sauvage de l’île de Rügen en 1819, son éblouissement fut tel qu’il dut attendre une année entière avant de peindre ce qu’il avait vu :

«Là, je découvris un endroit où, le vent d’est animant plus fortement les flots, les vagues roulaient plus haut leur masse brune, se déversaient en écume et, se régénérant sans cesse, se fracassaient contre le sable de la côte. Je voulais jeter quelques études sur le papier, mais à peine eus-je esquissé quelques traits que je lançai mon carton au loin, persuadé qu’ici chaque trait était une profanation de ce phénomène qui laisse pantelant d’émotion et, bouleversé, je demeurais les yeux fixés sur ce combat grandiose entre les éléments. »

Le paysage par l’excès de sa présence, par sa sacralité, se dérobe au geste de l’artiste qui n’ayant pu le fixer abandonne son carton dans l’instant où pourtant la beauté chaotique de la nature se dévoile à lui. Cette anecdote, racontée dans les pages de ses Lebenserinnerungen und Denkwürdigkeiten, son journal intime, contient au moins deux faits à propos desquels il convient de réfléchir.

Il ne paraît pas évident pour le peintre de représenter graphiquement le paysage qui lui fait face. Un moment de latence, une distance, semble nécessaire pour fixer la vision qui dans un premier temps l’a submergé. Précisons. Le peintre prend la mesure de la discordance entre ce qu’il voit, les falaises, le ressac du littoral de l’île et le carton sur lequel il s’apprête à transcrire cette vue. Mieux encore, soudainement lui apparaît le caractère insensé de son geste, la dérision de son art qui face à la puissance du paysage perd toute signification. Carus, brusquement conscient de la différence fondamentale entre la nature et l’art, de l’impossibilité immédiate pour l’un de représenter l’autre, préfère jeter au loin le carton à dessin et se laisse aller à la pure contemplation. Ce qui ne signifie pas que le peintre abandonne toute idée de rendre compte de cette expérience puisque, en effet, un an plus tard, nous dit-il, il peindra un tableau qui représente ce qu’il a vu en ces instants.

Il est important de souligner que lors de ce voyage à l’île de Rügen, le peintre aura très souvent dessiné sur le vif. Ce que l’artiste aura vécu face à la puissance du ressac semble par conséquent être une expérience singulière, un événement qui ne correspond pas à sa conduite artistique habituelle qui le voit dessiner dans toutes sortes de situations, y compris sur un bateau soumis au tangage. Peut-être pourra-t-on mieux évaluer la signification de cet événement singulier si l’on se reporte au commentaire que Carus rédige après coup dans son journal :

« …deux ressorts importants durent à ces seules fantasmagories de Rügen de pouvoir s’élaborer : à savoir, pour l’un, le profond sentiment de la singularité de l’élément romantique nord-allemand et, pour l’autre, une plus parfaite appréhension de ce qu’en dessin on appelle le trait. »

Voilà donc ce qui dans l’impossibilité de croquer sur le vif le ressac se sera inscrit comme en creux, la conscience de la singularité d’un site et une meilleure « appréhension » du « trait ». Cette singularité est nommée et désignée par Carus de manière très explicite et paradoxale. En effet, à travers l’expression « élément romantique nord-allemand », c’est à une transmutation que se livre le peintre. Transmutation de l’élément naturel en élément esthétique. La nature par le biais de cette expression communique avec l’esprit romantique. Ou, pour le dire autrement, le peintre « romantise » la nature. Ce qui signifie non pas comme on pourrait le traduire un peu trop vite une esthétisation du paysage. Au contraire, cela signifie que l’expérience esthétique prend toute sa mesure en ce qu’elle communie avec la terre, avec un lieu déterminé marqué par le temps, par le climat, par une manière d’être habité, une terre intimement liée à une langue et à un peuple. L’esprit des lieux, le genius loci, c’est donc aussi le génie du pays nord-allemand.

Pourtant, cette conception d’un continuum nature vs culture nationale ne paraît pas être sans faille. Et c’est sans doute le deuxième aspect qui s’inscrit négativement dans l’expérience face au ressac qui est clarifié par Carus dans les lignes qui suivent :

« Il faut savoir qu’un bonne part de l’art, et non la moins importante, réside dans cette seule notion de trait, et cela déjà pour cette simple raison : on est en droit de dire que le trait, dans sa stricte acceptation, n’existe pas dans la nature, devenant du même coup et d’autant plus l’affaire de l’art. »

Si dans un premier temps, le peintre romantique pose une adéquation entre la nature et la culture, dans la mesure où même le paysage exprime le caractère national, il apparaît clairement que sa conception de la chose artistique passe par un moment de distinction de ces deux éléments. L’art ne saurait se confondre avec la nature car son outil principal, le trait, n’existe pas dans la nature. Très logiquement, le peintre en infère que l’art possède une spécificité quand il écrit, je paraphrase, que le trait est un caractère propre de l’art. Cette conception introduit donc une césure dans les rapports de la nature avec l’art. Lorsque Carus face au ressac jette au loin son carton, c’est de cette césure qu’il prend concrètement conscience. Alors qu’auparavant dans le texte lorsqu’il décrit les scènes où il dessine sur le vif tout se passe comme si le trait accompagnait, reprenait, continuait une ligne réelle naturelle, soudainement, au moment de sa « révélation », l’artiste prend la mesure de l’écart qui existe entre le naturel du ressac et l’artifice du trait.

Deux éléments dans la conception esthétique de Carl Gustav Carus contredisent donc le vœu romantique d’une fusion de l’art avec la nature. D’une part, le temps qui lui aura été nécessaire pour trouver le moyen de transcrire le chaos du ressac et d’autre part le trait qui exprime le propre de l’art et la distance qui sépare l’art de la nature. Ni dans le temps, ni dans l’espace, l’art ne peut fusionner avec la nature. Il n’existe pas de continuum de l’un à l’autre. Toutefois, cette conception n’empêche pas le dessinateur qu’est Carus de dessiner un paysage. Conclure de l’écart de l’art avec la nature à une impossibilité de représentation, une impossibilité de représenter la nature par l’art est vain et inutile dans la mesure où précisément l’art est la conscience même de la distance qui nous sépare de la nature. Paradoxalement, c’est au contact de la nature que cette conscience se fait. Peindre, dessiner, créer, c’est aller à la rencontre de la conscience de cette différence fondamentale.

Ce hiatus entre la théorie romantique et la réalité matérielle du geste artistique qu’exprime le trait n’est pourtant qu’apparent et ne se révèle qu’à l’occasion d’une lecture anachronique qui omet délibérément dans un premier temps de situer le geste de Carus dans son contexte esthétique propre.

Le trait, néanmoins, est d’abord perçu par l’artiste romantique au sein de sa pratique et c’est de cette pratique qu’il faut partir pour revenir ensuite à la théorie. C’est dans la pratique du dessin que l’artiste découvre cette aptitude du trait à prolonger en quelque sorte la nature, à la traduire et aussi bien à rompre avec celle-ci, du moins en apparence.

Il faut d’abord inscrire le geste du dessinateur et la révélation qui en découle, le trait comme caractère propre de l’art, dans le contexte du voyage à l’île de Rügen. Pour se rendre à Rügen, le peintre doit prendre un bateau, une « petite embarcation », écrit-il. Sur cette « petite embarcation », le peintre et ses compagnons trouvent le moyen, malgré le roulis qu’on imagine, de dessiner : « le crayon sur le papier, nous suivions des yeux les yoles et les bateaux de pêche croisant par là ». Le geste sur le papier prolonge bel et bien le mouvement des yoles et des bateaux de pêche. Dessiner sur le vif, tout dessinateur le sait, consiste d’abord à assurer et assumer une relation tendue, immédiate, dynamique entre le mouvement de l’œil parcourant le motif et le mouvement de la main sur la page. La main doit réagir au mouvement de l’œil et ce faisant, elle prolonge et rend compte tout à la fois de ce qui est observé. Aux meilleurs instants de la concentration, la pointe du regard tend à se confondre avec la pointe du crayon. Le dessin suit le mouvement de l’œil et l’œil suit le mouvement de ce qu’il observe, en l’occurrence les bateaux.

Le geste du dessin paraît extrêmement naturel à Carus jusqu’au moment où il prend soudainement conscience de l’impossibilité de conjoindre ce qu’il observe et le dessin de ce qui est observé, c’est la fameuse vision du ressac dont il est question ici plus haut. La pratique de Carus lui enseigne donc l’harmonie, la continuité, la fusion mais aussi son contraire, la rupture, la césure, la distance.

Ce mouvement qui va de la rupture à l’harmonie, il convient de le situer dans un ensemble plus vaste car le romantisme est un mouvement qui vise la totalité du réel si bien que l’on ne peut interpréter le geste graphique qu’en le situant dans le contexte totalisant qui l’éclaire. C’est pourquoi, il faut se reporter au sens même que Carus prête à l’évocation du voyage à Rügen. Le sens de cette évocation est, nous dit-il, de « livrer une image fidèle de l’ensemble de mon développement spirituel ». Le geste graphique du dessinateur romantique ne prend tout son sens qu’à la condition de poser ce geste comme un médiateur entre le moi de l’artiste et la vérité spirituelle à laquelle l’art le fait accéder. Il y a donc une réelle dimension initiatique, gnoséologique, dans la pratique romantique du dessin. La spécificité de l’art signifiée par le trait ne contredit en rien la théorie romantique car ce n’est plus l’imitation de la nature qui importe pour le dessinateur romantique. Le trait comme affirmation propre du domaine artistique s’inscrit dans le cadre d’une pratique qui rompt avec l’esthétique classique de la mimésis qui voulait que l’art imite la nature mais ne rompt pas pour autant avec la nature elle-même. C’est tout autre chose qui se passe. C’est ce que nous allons tenter de saisir à présent.

2. L’autonomie de l’œuvre d’art dans la théorie.

Le peintre romantique a donc le souci d’inscrire son geste dans la matérialité du trait, trait qui devient comme la limitation effective, concrète, entre le domaine de l’art et le domaine de la nature. Dans la conception de Carus, le trait est le marqueur de la spécificité de l’art. D’un point de vue purement philosophique, cette limitation n’est qu’une reprise sur le plan matériel de la théorie de la connaissance romantique qui elle-même, à son origine, n’est qu’une reprise de la conception de Fichte qui repose sur l’équation, formulée en 1804 dans son livre La doctrine de la science : moi = moi (note : il faudrait bémoliser ici cette affirmation, le mieux est de se reporter aux remarques de Charles Leblanc dans son livre etc.). Transposée dans le domaine esthétique cette équation s’exprimerait comme ceci : le trait identifie l’art à lui-même, c’est toute la dimension auto-réflexive de l’esthétique romantique.

Walter Benjamin a étudié en détail cette conception dans son livre intitulé Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand. Le penseur allemand montre avec beaucoup de clarté combien la théorie de l’art est intrinsèquement liée à la théorie de la connaissance chez les romantiques. Brièvement résumée, cette théorie de la connaissance se caractérise par l’élision du rapport sujet vs objet et corrélativement par une fusion de l’observateur et de la chose observée ; Benjamin très justement parle à ce propos d’une « observation magique » (elle abolit la distance que requiert normalement toute expérience). Cette connaissance se joue dans l’immédiateté de l’intuition. Il y a par conséquent ce paradoxe dans la théorie romantique d’une réflexivité se donnant dans l’immédiateté d’une intuition. De nouveau, si l’on traduit cette pensée en langage plastique, on dira que le trait devient l’expression par excellence de la réflexivité de l’art se réfléchissant lui-même.

Or dans la conception romantique de l’art, l’expérience esthétique a pour finalité la fusion avec l’Erdgeist, l’âme du monde et dans ce cas comment préserver très concrètement la pratique artistique en tant que telle ? À un moment donné, en effet, cette conception fusionnelle de l’art avec la nature risque d’entraîner la disparition de l’art lui-même. Novalis cité par Benjamin déclare d’une façon on ne peut plus claire cette fusion. L’art, dit-il, « est en quelque sorte la nature se regardant, s’imitant, se formant elle-même ».

Le déplacement esthétique que le romantisme opère dans le rapport avec la nature est ainsi éclairé et clarifié. Ce qui compte, ce n’est plus de représenter la nature selon les règles de l’art classique mais c’est d’imiter la nature se formant, autrement dit, l’œuvre d’art se présente comme un organise naturel s’auto-formant, s’auto-imitant. Le formalisme moderniste ne dira finalement rien d’autre. Il apparaît rétrospectivement comme une radicalisation de l’esthétique romantique se passant de la représentation et passant à une pure présentation de l’art par lui-même (Darstellung).

La nouveauté et la spécificité de la peinture de paysage romantique se signalent donc par ce passage d’une esthétique de la mimésis à une esthétique de la présentation du processus organique naturel. Présentation qui n’est plus déterminée par les règles classiques puisque c’est au sein même de l’expérience subjective que siège désormais l’instance régulant la forme de l’art :

« C’est pourquoi l’on remarque aussi que les tableaux qui représentent avec la plus grande beauté le caractère d’une contrée sont bien souvent ceux dans lesquels l’artiste n’a pas suivi le dessin qu’il a tracé sur place, mais ceux dans lesquels il a rendu librement, avec fidélité , et tiré de son esprit la scène de la vie de la nature dont il s’est imprégné ».

C’est donc à la fois d’un contact différé que surgit la peinture et d’une différence d’avec le dessin réalisé in situ. Le dessin perd dès lors sa fonction propédeutique et préparatoire, mais gagne en autonomie puisqu’il n’est plus subordonné à la peinture. Le dessin devient un geste spécifique et la peinture en se libérant de l’esquisse initiale gagne elle aussi en autonomie. Les deux activités plastiques deviennent des expériences singulières qui donnent lieu à des œuvres qui ont leur loi propre. Se profile dans cette remarque de Carus toute une nouvelle théorie des genres qui n’a plus rien à voir avec la hiérarchie classique. (en note : Cette conception romantique et la crise des valeurs qui en découle nécessairement n’est-elle pas toujours la nôtre ?)

Pour nommer la peinture de paysage Carl Gustav Carus invente le terme erdlebenerlebnis qui signifie expérience de la vie de la terre ou représentation de la vie de la terre. Cette ambivalence de la signification illustre très bien l’idée romantique que la représentation n’est pas une chose figée mais est elle-même une expérience, c’est-à-dire une forme spécifique de l’action, du faisable pour parler comme Rancière.

Il s’agit donc de mettre en place un dispositif graphique qui rende compte de cette expérience subjective qu’est la représentation de façon que, plus tard, le spectateur à son tour puisse revivre l’expérience extatique de fusion avec la vie de la terre.

Une remarque s’impose ici car le trait du crayon sur le papier joue un rôle important dans le dispositif esthétique de Carus. En effet, l’artiste qui est aussi un scientifique tout en affirmant la subjectivité du geste conçoit cependant que ce geste est informé par une connaissance précise de la nature. Le trait de crayon n’est pas un trait qui se pose de façon naïve et innocente sur la surface du papier. Le trait est guidé par un œil qui connaît les lois de la nature. La représentation qui se construit sur le papier est subordonnée à cette connaissance scientifique :

«L’œil doit donc être éduqué pour percevoir la vie merveilleuse de la nature, sa vie la plus intime ; la main doit être exercée pour être capable d’accomplir promptement, avec légèreté et avec beauté, la volonté de l’âme »

On voit bien qu’il y a une jonction entre la connaissance scientifique et la subjectivité, l’une ne s’oppose pas à l’autre, au contraire, elle la renforce.

Néanmoins, la représentation, autrement dit l’imitation de la nature, n’est qu’un moment du dispositif nécessairement appelé à être aboli ou plutôt à faire place à autre chose, à une connaissance particulière (en note : c’est ce qui explique que l’esthétique romantique se présente aussi comme une gnoséologie). Pour Carus, la représentation n’est qu’un terme transitoire, finalement négatif dans la mesure où il sert à introduire la disjonction art vs nature et corrélativement l’autonomie de l’œuvre d’art. Pour comprendre comment s’opère cette opération on ne peut plus byzantine, il faut reprendre les termes de la démonstration carusienne.

Dans un premier temps, le peintre théoricien pose la nécessité de distinguer « la vérité » du tableau, son « sens » et son « objet ». La représentation selon Carus est nécessaire dans la mesure où elle donne « le corps du tableau ». Le peintre précise : « elle (la représentation) lui donne sa première existence et la fait sortir des lieux d’une figuration purement arbitraire pour accéder à la réalité dans laquelle tout art plastique doit se mouvoir ». D’emblée le peintre donne une fonction extatique à la représentation qui fait accéder l’œuvre à une réalité supérieure. Ensuite, le peintre évoque le plaisir que procure un tableau et plus spécialement l’illusion de réalité que suscite une œuvre réussie. On s’y croit, on se voit dans ce paysage, on le perçoit comme réel, dit grosso modo Carus. On s’élève « à l’instar d’un Achille rendu invulnérable par sa plongée dans le Styx ». Par cette remarque, le peintre introduit explicitement dans l’expérience esthétique non seulement une dimension magique et religieuse qui indique le sens et la vérité même de l’œuvre d’art, mais il induit aussi la nécessité de se fondre dans l’œuvre comme Achille dans le Styx. Le spectateur est ainsi invité à outrepasser la distance qui le sépare de l’œuvre. Il s’agit non plus de regarder mais d’expérimenter l’œuvre qui est elle-même expérience de fusion avec la terre :

« il s’agit là d’élever immédiatement le sujet contemplateur à la sphère d’une intuition supérieure du monde et de la terre »

Si l’on veut saisir la vérité de l’œuvre, on ne peut se contenter ni de l’illusion de réalité que procure le dessin ou le tableau, ni de l’identification qui en découle. Pour mieux saisir ce qui manque encore, le peintre utilise l’image du miroir. Le tableau (ou le dessin si l’on s’en tient à notre essai) sera toujours dit-il en-deçà du reflet du point de vue de la vérité, autrement dit de la capacité à représenter adéquatement le fragment de la nature. Or, contrairement au miroir qui montre un fragment de la nature, c’est précisément dans la mesure où l’œuvre d’art constitue un monde en soi qu’il importe finalement peu que la représentation soit en-deçà de la vérité. L’art ne se définit plus dans son aptitude à répéter la nature mais à s’en distinguer. De nouveau, nous nous heurtons ici au paradoxe romantique, mais il ne s’agit que d’un paradoxe de façade puisque la théorie de la connaissance romantique pose que ce monde en soi, ce tout organique de l’œuvre consiste en une « observation magique », une expérience extatique qui annule la différence entre l’expérimentateur, son objet et l’expérience elle-même. Le subterfuge de cette conception se situe précisément dans ce dispositif théorique qui tout en postulant l’autonomie et donc la spécificité annule ce faisant la distinction art vs nature. L’annule car effectivement l’art en tant qu’expérience introduit l’intuition de la fusion avec la vie de la terre. Le mouvement auto-réflexif de l’expérience artistique romantique a pour corrélats l’affirmation de l’autonomie de l’art et l’annulation de toutes les distinctions, de toutes les différences. La finalité de l’expérience extatique est le retour à l’identité de toutes choses dans la vie de la terre qui en est l’origine. L’œuvre n’a d’autre fonction que d’introduire à son tour le spectateur dans cette vision extatique comme le dit ce passage de la lettre V :

« — Or l’artiste se sent vite entraîné par de telles idées à reléguer la vérité de la nature au second plan, il accorde moins d’attention à la nature en elle-même, et lorsqu’il a représenté, selon les règles picturales, ce qui est juste et nécessaire pour que la vallée, la clarté de lune et l’église soient reconnues, il croit avoir terminé le pont qui amènera le spectateur au pays des Idées, sans songer qu’il n’a fait que confectionner un pont de lattes qui ne résistera pas au premier examen, et qu’il s’est avéré un piètre architecte».

Dans ce fragment, le caractère secondaire de la représentation apparaît avec évidence ainsi que sa fonction médiatrice vers le monde des Idées. Il ne suffit pas que la chose représentée soit reconnue, encore faut-il qu’elle emmène le spectateur au cœur de la vérité, de l’idéal. La représentation n’a donc de nécessité qu’à s’effacer. On pourrait synthétiser cet aspect de la théorie romantique en une formule : la représentation présente l’Idéalité. Cette conception prépare le terrain aux théories des artistes modernistes qui passeront directement à la présentation de l’Idéalité, c’est-à-dire à l’affirmation directe du caractère organique et autonome de l’art sans user de la médiation de la représentation (en note : on peut aussi mentionner le fait que de manière générale les artistes et le monde de l’art n’ont cessé d’accentuer et de radicaliser cette thèse fusionniste des romantiques en niant souvent le rôle de la médiation au profit d’une exaltation vitaliste de l’art, pour ces artistes vitalistes l’expérience artistique doit être directe et immédiate). Ce qui importe in fine pour Carus et les romantiques, c’est la révélation extatique de l’œuvre, c’est au-delà de la matérialité de la représentation le contenu spirituel de l’œuvre.

Soit, mais cette vision extatique est fermement ancrée dans une pratique, dans un métier que Carus et les autres peintres romantiques possédaient à un degré d’excellence. Pour mesurer les conséquences de cette théorie extatique et fusionnelle, il faut donc une fois encore en revenir au trait, à la matérialité du dessin. C’est là le paradoxe romantique : extase et matérialité se relancent mutuellement.
*
Plus Carus avance dans la rédaction de ses lettres, plus il semble que les saisons s’accordent à ce qu’il écrit, comme si cette réflexivité de soi à soi de l’œuvre imprégnait aussi le texte s’écrivant. La lettre IV baigne dans l’atmosphère dénudée de l’automne. Cette nudité de la nature s’accorde parfaitement avec la mise à nu à laquelle se livre le peintre dans ses écrits. La lettre IV est le moment où Carl Gustav Carus passe des principes généraux aux œuvres réelles. Tour à tour, il va y examiner les notions de style, de caractère et de traitement et décrire leurs variations possibles. Le style selon Carus est la notion clé qui synthétise le caractère qui désigne le genre de l’idée exprimée (l’idée de paysage par exemple) et le traitement qui désigne la représentation artistique, la technique (c’est-à-dire non seulement l’huile ou le crayon, mais aussi toutes les règles picturales mises en jeu pour obtenir la représentation et on a vu que la connaissance scientifique détermine aussi pour une part la représentation). Parmi tous les choix que les combinaisons des différents paramètres offrent, le peintre propose de s’en tenir au moyen terme. Cependant, l’énoncé des restrictions entraîne Carus à prendre conscience que ce faisant il limite la liberté de l’artiste. Il contourne l’obstacle en évoquant la poésie et la musique qui elles aussi obéissent à des lois ce qui, dit-il, n’empêche pas la belle diversité des compositions.

C’est ici que l’énonciation des règles et des principes du métier rejoint l’impératif de dépossession de soi de la théorie (Tu n’es rien, Dieu est tout, autrement dit, ton moi est absorbé par le Moi Absolu de Dieu). Le respect des règles apparaît comme la condition même de la fusion de l’individu avec l’œuvre. L’originalité de l’artiste, sa main écrit Carus, s’efface sous l’effet de sa subordination aux lois qui régissent les arts plastiques. C’est par cette voie que s’affirme vraiment l’excellence de l’œuvre régulée par l’idéal qu’il n’y a qu’un seul style pur et qu’un traitement vraiment convenable (page 84, paragraphe 71). On est face ici à une incohérence de la théorie romantique qui d’une part prétend que la peinture provient de l’intériorité de l’artiste et d’autre part subordonne le style à un idéal forcément extérieur à la conscience de l’artiste. Néanmoins, la diversité artistique est assurée dans la mesure où chaque artiste tend à sa manière vers cet idéal. Conscient de l’uniformisation qui découle de cet idéal unique, Carus reconnaît cependant que les œuvres de pure beauté les plus hautes et les plus excellentes auront toujours la plus grande similitude (note : les œuvres de Carus et de Friedrich correspondent à ce point de vue, elles sont parfois si semblables que les historiens de l’art se querellent quant aux attributions des œuvres de l’un et de l’autre).

Or conclut le peintre romantique, cette similitude n’est pas à craindre dans le domaine de la peinture de paysage parce que la nature se déploie sous les yeux de l’artiste dans toute l’évidence de son infinité, voire d’anarchie, sans moins obéir à des lois immuables et éternelles.

Le trait dans cet ordonnancement occupe une place stratégique, il permet l’accès à la conscience du caractère propre de l’art. Cette spécificité est déterminée par une conduite : l’attention la plus précise, un geste : la main la plus sûre et des matériaux : la pointe du crayon la plus acérée et la plus intacte surface de feuille de papier.

Cet accent mis sur le trait n’a d’autre fin que d’assurer la justesse de l’erdlebenerlebnis. Un trait juste c’est un trait qui permet à l’artiste d’expérimenter la vie de la terre, de se fondre dans cette expérience à caractère extatique. Le trait est donc pris dans un double jeu de relance qui d’une part conduit vers la définition de l’autonomie de l’œuvre d’art et d’autre part introduit l’artiste dans l’Erdgeist par le biais de l’erdlebenerlebnis. C’est-à-dire l’expérimentation de l’unité de la vie. L’expérience artistique a un double visage à la fois matériel et spirituel, nous l’avons vu déjà, l’un n’étant possible qu’à la mesure de la perfection de l’autre, perfection relative à l’idéal romantique de la peinture de paysage.

Mais cette idée même de perfection n’est pas à prendre sans précaution. En effet, dans une autre lettre, commentant la peinture de Claude Lorrain, Carus réclame une certaine innocence de la main, une certaine maladresse qui contraste fortement avec l’exigence de disposer d’un œil éduqué et d’une bonne connaissance scientifique de la nature :

« On sent clairement que si ces images sont venues se fixer sur la toile, c’est qu’elles se présentaient ainsi et non pas autrement, en toute clarté, aux yeux de l’âme, quelle qu’ait été au fond la maladresse de la main »

Il y a ici comme un nœud, une tension entre deux exigences inconciliables. D’une part, la représentation doit obéir aux lois de la nature et d’autre part, elle est tout autant tributaire de l’intériorité, de la subjectivité de l’artiste. Si bien que la virtuosité que réclame le rendu de la nature subordonné aux lois de celle-ci fait soudainement place à la maladresse qui importe peu puisque, à présent, la représentation est totalement subordonnée au moi, à l’âme comme dit Carus. Et pour prendre la mesure exacte de cette tension, il suffit de lire la conclusion de l’artiste :

« Il ressort de toutes ces considérations, et c’est là un résultat encourageant, que l’homme n’a en vérité pas besoin d’école pour atteindre une haute fin artistique. Il suffit qu’éclose dans sa vie spirituelle l’idée d’une divinité »

C’est tout à fait le genre de déclaration romantique qui plus tard donnera lieu aux différentes pratiques spontanéistes et automatiques. Du surréalisme à l’art brut en passant par les peintres de Cobra, cette idée ne cessera de relancer au sein même de la modernité le débat entre la médiatisation et la spontanéité de l’activité artistique.

La thèse fusionniste cohabite donc avec une thèse spontanéiste qui s’appuie sur l’intériorité et cohabite aussi dans le même temps avec son contraire, une thèse gnoséologique qui s’appuie sur l’extériorité de la connaissance objective de la nature, la représentation étant une modalité de la connaissance de la nature. L’une et l’autre thèses loin de s’annuler dans le romantisme articulent au contraire un champ de tensions qui continue d’agir au sein même de nos pratiques et de nos théories quand elles prennent pour exemple la créativité de l’enfant et en appelle à un retour à l’enfance pour régénérer la créativité de l’artiste. Ce monde originel de l’innocence selon Carus que l’adulte n’est pas capable de retrouver. La connaissance de l’adulte obscurcit le regard selon la belle et terrible formule du peintre. Pour Carus et le romantisme, il semble n’y avoir aucune contradiction à réclamer d’une main la justesse scientifique du geste et de l’autre d’appeler à l’innocence et à la maladresse de l’enfant.

3. L’art comme mystère, les aléas de la réflexivité.

Il ne faudrait pas croire ni penser que Carl Gustav Carus théorise son geste sans prendre conscience des contradictions qui peuvent s’ensuivre, ni du fossé qui peut séparer la pratique de la théorie. D’emblée, en effet, dans la première lettre sont révélées les difficultés et les réticences de l’artiste qui se livre à la réflexion et à la théorie : « Je ne voudrais pas qu’à l’instar de plus d’un novateur, tu te conformes à l’opinion selon laquelle une discussion ou une recherche écrite sur l’art et sur la beauté pourrait être tenue pour un sacrilège, voire une profanation ; selon laquelle le sentiment et la sensation seraient seuls ici de mise et pourraient seuls trancher. » Sacrilège et profanation sont des termes forts qui expliquent néanmoins parfaitement les conséquences de la théorie qui souvent consiste en une mise à nu des mécanismes de l’œuvre d’art et des ressorts qui la soutiennent. La théorie possède un moment critique qui pourrait menacer l’intégrité de l’œuvre, son mystère. Ce n’est donc pas sans précaution que Carus cède « au plaisir intérieur » de laisser ces pensées « vagabonder dans les plaines de la beauté ».

Si le peintre romantique qu’est Carus s’obstine à mettre à nu le discours qui fonde sa pratique, c’est essentiellement du fait de sa conception totalisante de l’homme : « un état d’âme vraiment poétique est bien une exaltation de l’homme tout entier ». Pour échapper à l’écueil de la théorie conçue comme redoublement de l’œuvre, le peintre suppose une conjonction de la sensation et de ce qu’il appelle « la vision d’une volonté pure » (ce que je risque de traduire par « pensée »). De ce point de vue, la théorie prolonge la pratique, la pensée la sensation. Le peintre cherche une configuration qui lui permette de sentir et en même temps de penser sa sensation. L’art selon Carus ne peut se résumer à l’immédiateté de la sensation. Encore une fois, cela semble contredire la théorie romantique.

Mais afin de mieux comprendre cette conjonction de la pensée et de la sensation, il faut avancer dans notre lecture de la première lettre. Carus illustre son propos en évoquant les courses en montagnes:

« Le plaisir de contempler à partir d’un sommet montagneux l’entrelacement des vallées que nous venons de parcourir n’est pas atténué, mais nous sentons bien plutôt intensifiée l’impression d’ensemble, parce que s’y répète et y revient en quelque sorte la jouissance que nous avons éprouvée en certains endroits ».

Autrement dit, il appartient à la pensée, à la théorie, de rejouer la sensation afin d’amplifier la jouissance esthétique. La théorie offre une vue d’ensemble et revient sur les endroits les plus significatifs du point de vue esthétique. Ici Carus nous donne un condensé de sa méthode réflexive successivement synthétique et analytique.

La théorie est limitée cependant dans son champ d’investigation, elle peut permettre de mieux jouir de l’œuvre d’art, mais elle ne donne pas accès au mystère de l’art : « Toute véritable étude de la nature ne peut que conduire l’homme jusqu’au seuil de mystères supérieurs ». Ce que plus loin dans la seconde lettre le peintre théoricien traduira en affirmant que l’art est « un médiateur de la religion ». La finalité de l’art romantique est fondamentalement extatique :

« Quels sentiments s’emparent de toi lorsque gravissant le sommet des montagnes, tu contemples de là-haut la longue suite des collines, le cours des fleuves et le spectacle glorieux qui s’ouvre devant toi ? — tu te recueilles dans le silence, tu te perds toi-même dans l’infinité de l’espace, tu sens le calme limpide et la pureté envahir ton être, tu oublies ton moi. Tu n’es rien, Dieu est tout. »

Cette progression fonctionne comme une métonymie du cheminement qui a mené le peintre au sommet de la montagne. En ce point devient manifeste la fonction de la représentation du paysage dans le tableau. La focalisation du tableau romantique place le spectateur dans la situation du peintre qui a vécu cette expérience extatique. Le spectateur est invité à se perdre à son tour dans l’infinité suggérée par l’œuvre d’art. C’est en ce sens très précis et très clair que l’art est un médiateur de la religion. Le spectateur refait symboliquement le chemin spirituel de l’artiste. Chemin qui pour Carus aura toujours été d’abord un chemin parcouru réellement. Pour le peintre, le geste même de peindre, de représenter ce chemin parcouru, appartient à la sphère spirituelle d’un cheminement mystique. Peindre pour les romantiques, c’est aller vers cette image qui suggère le mystère de la nature, le tout divin du monde et qui permet d’accéder à un degré supérieur de la réalité.

Il est remarquable de constater que le motif (et topos) qui met en scène la position réflexive et la position méditative (ou extatique) est identique dans les deux cas : c’est du sommet des montagnes, lieu lui-même hautement symbolique, que les deux types d’expériences accèdent à leur pleine conscience. Cette situation illustre la grande tension qui existe dans l’esthétique romantique qui d’une part se veut réflexive et d’autre part extatique. L’esthétique côtoie donc une mystique. Un discours rationnel de la sensation par définition communicable et transmissible soutient paradoxalement que la finalité de l’art est extatique. L’art par conséquent est de l’ordre d’un mystère qui ne peut être élucidé ni communiqué sinon sous forme d’une œuvre à caractère initiatique dont la dissolution de l’individu dans la grandeur divine est l’ultime étape.

On prend dès lors conscience que le débat continuité vs rupture ne se résout pas de façon univoque et simplificatrice dans la théorie romantique. La fusion n’est jamais totale, de même la rupture n’apparaît quasiment que comme une condition de l’expérience esthétique romantique. Lorsque Carus prend conscience du trait comme limitation de la sphère artistique et de la sphère naturelle, il s’agit en réalité d’un moment nécessaire de la réflexivité du Moi pour parler le langage théorique romantique. Le Moi se réfléchit dans le trait, ou dit autrement l’artiste par le trait prend conscience du distinguo art vs nature, et pourtant c’est cette réflexion même qui l’amène plus tard à se dissoudre dans le divin. Car, comme l’écrit Hölderlin « si quelque langage de la nature et de l’art, sous une forme déterminée, préexistait pour lui à cette réflexion sur la matière infinie et la forme finie, le poète se placerait en dehors de son champ d’efficacité, il sortirait de sa création ». Or, précisément le poète, le dessinateur, ne sort pas de son champ d’efficacité puisque rien ne préexiste à l’erdlebenerlebnis, c’est-à-dire, rien au sens strict ne précède cette expérience hic et nunc de révélation fusionnelle avec la vie de la terre. Le trait médiatise l’immédiateté de l’erdlebenerlebnis, c’est ce paradoxe qu’il faut concevoir si l’on veut entendre quelque chose de la théorie romantique de l’art et si l’on veut comprendre la position spécifique qu’elle occupe par rapport à la thèse fusionniste. Ce que le poète Hölderlin traduit brillamment par cette formule on ne peut plus explicite : « la belle réflexion infinie qui, dans sa limitation continue est en même temps principe de relation et d’unification continu.» L’essentiel de l’esthétique romantique est ainsi résumée, synthétisée. On a d’un côté la limitation et de l’autre la relation, l’unification continues.

On peut donc conclure cette partie de l’essai en soulignant que l’esthétique romantique contient en son propre cœur l’affrontement de la spontanéité, de l’immédiateté de la fusion et de son inverse la médiation, la distance, la connaissance, termes opposés sans lesquels l’œuvre romantique ne peut se concevoir. Cette opposition traverse toute la modernité qui tour à tour aura valorisé l’un ou l’autre terme.

4. L’art comme sécession et comme phénomène hétérogène.

La conception romantique de l’autonomie de l’œuvre d’art culminera dans le modernisme et trouvera chez les expressionnistes abstraits son aboutissement dans la célèbre formule de Jackson Pollock : « je suis la nature ». Le vœu romantique tient là son accomplissement, l’artiste a fusionné avec la nature, il est la nature. La nature n’est plus devant lui, plus aucun ressac pour induire la conscience d’une distance. Le corps est dans la toile, la ligne dit l’immédiateté d’une gestualité et rien d’autre. Et plus tard, lorsque Richard Long trace à même la terre un long trait rectiligne ou que Robert Smithson dessine une spirale ou installe des miroirs dans la nature, il semble bien que ces artistes ne font que reprendre et relancer les débats contradictoires de fusion et de sécession avec la nature qui animaient déjà le romantisme. Toute proportion gardée, le trait de Long est une extension du trait de Carus et les miroirs de Smithson matérialisent les métaphores du peintre romantique.

Aujourd’hui, Wim Delvoye fabrique artificiellement un produit on ne peut plus naturel, la merde, Orlan prend son propre corps comme support de sa création et Eduardo Kac, bio-artiste comme il se présente lui-même, crée des lapins fluorescents génétiquement modifiés. Plus que jamais, la thèse fusionniste active les pratiques et les théories (cf. les théories esthétiques de l’art relationnel de Nicolas Bourriaud). Et plus que jamais, en même temps qu’elle induit une exigence d’immédiateté, de spontanéité, d’unification, elle restaure son contraire : la ligne droite de Long n’est pas naturelle, les miroirs de Smithson ont beau être posé dans la nature, ils ne sont pas unis à la nature, la merde de Delvoye est créée artificiellement, Orlan intervient sur son corps à l’aide de techniques lourdes de chirurgie esthétique, les lapins de Kac sont génétiquement modifiés, les relations sociales mises en scènes par les œuvres se réclamant de cette esthétique sont interrompues par le lieu où elles se présentent (le musée, la galerie), etc. On voit bien dès lors que la volonté d’unification relève d’abord et paradoxalement de la conscience de la rupture et de la limitation comme caractère contingent et difficilement surmontable du domaine de l’art sauf à faire intervenir comme les romantiques une dimension magico-mystique chargée de résoudre spirituellement ce qui se distingue matériellement.

Il serait donc faux de croire que l’ère postmoderne s’est débarrassée de ce type de théorie qui confond systématiquement la vie et l’art. C’est une tentation constante des artistes et des théoriciens de l’art que de chercher à fusionner art et nature (ou art et vie, art et société, art et réel). L’art n’appartient pas en réalité à ce degré de la sphère existentielle, mais il appartient selon Jacques Rancière au domaine hétérogène du partage du sensible. L’art ne peut s’émanciper de lui-même sous peine de disparaître. Plus modestement, il peut en tant que pratique émanciper celui qui s’y adonne dans la mesure où l’art redistribue les paramètres du visible, les configure selon des agencements singuliers qui tout en n’étant pas la vie s’y rapportent malgré tout. Bref, l’art se joue dans cette distance sans laquelle aucune vision, aucune conception, ne peut être formulée ni matérialisée.

Cette thèse de la rupture esthétique doit aussi nous inviter à relire et revoir les œuvres des romantiques. Cette fois non plus en y relevant les apories de la théorie qui les accompagnait, mais en y cherchant les configurations, les agencements qui peuvent encore aujourd’hui relancer nos recherches pratiques et théoriques. De ce point de vue, Carl Gustav Carus est exemplaire, lui qui, médecin, aura mené de front une œuvre scientifique, littéraire et artistique. Dans les faits, il aura matérialisé, en dépit de certains aspects de la théorie romantique, théorie qu’il ne faut pas réduire à ses aspects purement spéculatifs et extatiques, un type de relation qui l’aura émancipé au sens que Rancière donne à ce terme. C’est-à-dire qu’il sera intervenu dans le sensible et y aura pris sa part. C’est à cela que toute œuvre devrait convier. C’est à cela, il me semble, que le romantisme débarrassé de sa gangue magico-extatique convie, lui qui a en quelque sorte formaté la matrice de la modernité en attirant l’attention sur l’inachevé, sur le fragment, sur les formes populaires, etc.

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